Premier article : prose liminaire et le rapport à la mort et à l'Eden dans Une saison en enfer
L’essentiel sur Une saison en enfer
La
prose liminaire introduit le lecteur au récit de « quelques hideux
feuillets » d’un « carnet de damné ». Le poète fixe un horizon, celui d’un paradis perdu qui
se caractérisait par une liesse générale entre les humains et par un infini
sentiment d’ivresse. Le poète s’est révolté contre cet univers dont il a jugé
l’amertume. Il s’agit d’un monde chrétien de Beauté, de justice, d’espérance,
que le poète a refusé pour des valeurs opposées : la haine, les péchés
capitaux, etc., notre héros s’en remettant à des aspirations masochistes et
suicidaires. Cette pratique déréglée a quelque peu permis de confondre dans son arrogance le monde
d’ordre qu’il a osé défier : le poète avait « l’air du
crime » ou « a joué de bons tours à la folie. » Mais il ne supporte plus l’idée de la mort
et il découvre qu’une dernière attache
l’invite à se conserver. C’est ce qu’exprime très subtilement la mention
« dernier couac » qui
définit la mort attendue comme une dernière fausse note, comme une ultime faute
d’accord, comme une ultime rupture. Dans cette sorte de prologue, le Rimbaud narrateur formule le projet de
son récit du huitième au dixième alinéa. Le poète ne veut pas mourir et il
se demande dès lors s’il ne remonterait pas à la dimension édénique du festin
initial. Cependant, il n’est pas
question d’en demeurer à une alternative entre deux pôles. Le poète procède par
triangulation. Il va rejeter le christianisme et Satan pour prendre une
troisième voie, sauf que la troisième
voie n’est pas précisée dans cet avant-propos. Il faudra lire les
« feuillets » eux-mêmes pour comprendre quelle elle peut être.
Le
refus du christianisme est présenté comme viscéral. Dieu n’a pas la parole
comme Satan. Il est réduit à une « inspiration » même pas divine et
la simple mention de la charité comme vertu théologale provoque une
première révélation capitale dans le récit. Ce « paradis perdu » était un mythe. La révolte du poète
de « mauvais sang » fut en revanche bien réelle, à ceci près que le moment de la chute (Beauté injuriée,
etc.), nécessairement, fait lui-même partie du rêve, à cause du rapport de
cause à effet entre le « festin » et le moment de l’injure. Si l’accès
au festin consiste en la pratique de la charité, il ne peut s’agir que d’une
supercherie. La suite du récit révélera la vue négative du poète sur
l’altruisme du genre humain qui ne va pas sans un douteux mélange avec le
« mépris » et la duperie. La charité, morale étriquée, est probablement incompatible
également avec l’idée d’orgie (« où tous les vins coulaient »). Satan
a en revanche droit à la parole et le poète continue d’endosser son rôle de
damné, mais il s’agit ici d’un jeu matois, puisque, invité à lire les feuillets, Satan subira le désaveu, la sortie de
l’enfer dont cette liasse fait le récit et l’explication.
Les
erreurs qui dominèrent dans les commentaires de cette prose liminaire par mes
prédécesseurs furent les suivantes : 1°) Considérer la nature orgiaque de
la relative « où les vins coulaient » comme un empêchement à l’identification
de l’Eden (voir l’astuce à ce sujet formulée plus haut) ; 2°) Penser que
la « Beauté » était une allégorie baudelairienne contradictoirement
mêlée à un milieu de références chrétiennes ; 3°) Confondre le
« Jadis » avec l’enfance du poète et sous-évaluer le plan mythique de
cet horizon édénique ; 4°) Ne pas distinguer les deux rêves : celui
du « festin ancien » d’un côté et celui des « aimables
pavots » de l’autre, ce dernier plan du sommeil suborneur étant à comprendre
comme le déploiement par Satan d’autant de pièges prévus pour les « amis
de la mort », l’expression « Gagne[r] la mort » étant
l’inversion de l’expression « perdre la vie » ; 5°) Avoir
considéré que « Satan » se récriait contre le rejet de l’inspiration,
quand il dénonçait le refus du « dernier couac ! » ; 6°) Avoir considéré que la « charité »
du récit n’était pas nécessairement la vertu théologale.
Du
huitième au dixième alinéa, il faut comprendre que, après l’exposition de la
problématique du livre au huitième alinéa, nous avons tour à tour la religion
chrétienne et Satan qui prennent la parole. Ces deux voix parlent l’une après
l’autre, tout simplement. Dieu propose sa solution au neuvième alinéa, et
Satan, qui ne s’occupe pas du tout de Dieu, en se réjouissant bien plutôt du
rejet de son inspiration au neuvième alinéa, « se récrie » parce que
le poète ne veut plus mourir. Cette mauvaise analyse des huitième, neuvième et
dixième alinéas est une constante des études rimbaldiennes qui s’explique, in fine, par une confusion du « festin
ancien » avec les tromperies des « aimables pavots ». Cette
correction que nous apportons nous permet de nous opposer à toutes les études
antérieures de la prose liminaire, aussi contradictoires et polémiques qu’elles aient pu être
parfois entre elles.
Lire
Une saison en enfer va nous demander
de repérer cette évolution du poète dans son regard sur la mort. Dans
« Mauvais sang » ou « Nuit de l’enfer », il veut se donner
le « courage d’aimer la mort ». La « Vierge folle »
attribue aussi ce même courage à « l’Epoux infernal » qui est une
figure de « Mauvais sang ». Il faut bien considérer que
« l’Epoux infernal » représente le pôle gouverné par le Mal et la
« Vierge folle », non pas un pôle opposé, mais l’expression d’une
repentance qui n’est pas complètement efficiente. La guérison commence avec
« Alchimie du verbe » et il faut parler de « guérison » à
dessein, puisque le récit est présenté comme « l’histoire d’une [des]
folies » passées du poète. Le récit « L’Impossible » est un
moment de révélation lié à « une minute d’éveil », celle de « deux
sous de raison » qui vont figurer dans toute sa crudité la réalité de l’immersion
occidentale. Le thème de l’Orient ne doit pas nous tromper. Le poète admet
clairement que son « Orient » n’est pas géographique, il déclare bien
qu’il se moque de l’idée d’une « pureté des races antiques », de l’Islam,
etc. En revanche, le poète fait un constat d’impossibilité : il peut avoir
« la vision de la pureté », mais il est impossible d’y accéder de son
vivant, d’autant plus qu’il n’est pas Dieu. « L’Eclair » est un récit
de leurre : la lumière de l’éclair n’est pas une direction, un horizon,
mais un élément constitutif de l’univers infernal. C’est pourtant quand il
est en plein traitement de ce motif trompeur du « travail humain »
pour le « progrès » que le poète va enfin déclarer qu’il se
« révolte contre la mort ». Dans « Matin », le poète
annonce sa sortie du monde infernal, mais en acceptant l’idée qu’il est entouré
d’un décor nocturne proche de l’enfer qui n’accorde guère de place à l’espoir.
Il faut noter que, même si cette velléité s’était exprimée dans « Mauvais
sang », le poète prend désormais nettement en charge l’idée de servir une
cause humaine, qui n’est pas la charité, mais qui est un peu un équivalent, et ce fait est révélateur que le poète ne s’en tient plus au désir « de n’avoir ni
pays, ni amis » : « Esclaves, ne maudissons pas la vie ».
Enfin, dans « Adieu », le poète ne dit pas seulement adieu à l’enfer,
puisque nous assistons à un enterrement explicite (« je dois enterrer »).
Il dit nettement « adieu » aux mensonges auxquels il a cru, mensonges
dont la remise en cause a été bien développée dans « Alchimie du
verbe » et « L’Impossible ». Le poète renonce très précisément à
remplacer Dieu, il ne se considère plus comme volant loin au-dessus du monde,
mais comme rendu au sol. Et pourtant il ne rentre pas dans le rang tout à fait.
Il n’accepte pas un devoir, il en cherche un. Ayant pris conscience des
pouvoirs nocifs des mensonges, il se considère toujours comme un être sulfureux
(« pas une main amie ») et son rapport aux autres demeure polémique,
non soumis à un devoir de charité : sans s’inquiéter des liens d’amitié, il
s’agira de rire des « vieilles amours mensongères », même si le poète
admet désormais les limites de son humaine condition. Il ne prétend pas accéder
à toute la vérité. Il faudrait être Dieu pour embrasser une « vision de la
justice ». En revanche, « son âme et son corps » sont aptes à
accueillir « la vérité » immédiate qui peut être accessible à l’être
humain. Le poète ne prétend pas détenir la vérité, mais il prétend lui être
disponible (« il me sera loisible »).
Avant
de s’intéresser au détail des sections du livre Une saison en enfer, il convient d’avertir le lecteur d’une série
importante de confusions liées aux métaphores définissant les passés du poète. Il faut
distinguer deux plans métaphoriques : d’un côté, l’idée d’une vie dans un
« Eden » suivie d’une chute et, de l’autre, une enfance de révolte
« sur les routes, par tous les temps ». Le passage suivant dans
« L’Impossible » évoque, peu après l’aveu d’une quête de
« l’Eden », le « Jadis » dont le souvenir est, nous le
savions !, incertain et il désigne également la révolte qui a suivi contre
la Beauté et la Justice : « c’est que je n’aurais pas cédé aux
instincts délétères, à une époque immémoriale !.... » C’est le cas
également du passage suivant au début de « Matin » :
« N’eus-je pas une fois une
jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur des feuilles d’or, - trop
de chance ! Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse
actuelle ? » La jeunesse est « aimable » et chanceuse, c’est celle donc
de la concorde, à ne pas confondre avec le sommeil des « aimables
pavots » où « aimables » est en mention ironique et renvoie
plutôt à l’idée d’aimer la mort qu’à l’amour des hommes sous une lumière d’or.
La jeunesse rêvée est suivie d’une chute, ce qui rejoue l’idée du péché
originel de l’Eglise, bien évidemment. En revanche, dans la cinquième section
de « Mauvais sang » et au début de « L’Impossible »,
l’enfance sur la route, et en général sous la pluie, ce qui n'est pas une chance !, s’inscrit dans le cadre de
la révolte du poète, lorsqu’il fuit la Beauté, la justice, etc., lorsqu’il entend loger
son idéal dans la figure du forçat. Les confusions sont courantes dans les
études consacrées à Une saison en enfer
et elles ne sont pas sans conséquences.
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